
Résolument balkanique, Sofia se situe à l’intersection de plusieurs mondes qui ont laissé leurs traces, couche après couche, strate après strate au cœur même de la ville. Une destination dépaysante, à moins de trois heures de Paris.
Encore « sous les radars » comparée à Prague ou Budapest, ses voisines légataires des splendeurs de l’empire austro-hongrois, plus discrète que la tapageuse Belgrade ou que Dubrovnik la sensuelle, Sofia, la paisible capitale de la Bulgarie, offre néanmoins un dépaysement total à seulement 2h45 de Paris. Résolument balkanique, Sofia se situe à l’intersection de plusieurs mondes qui ont laissé leurs traces, couche après couche, strate après strate au cœur même de la ville.
Des Thraces aux Slaves, des Grecs aux Proto bulgares, des Byzantins aux Ottomans, du bloc Est à l’Union Européenne, la ville est une mosaïque culturelle complexe. En levant les yeux, on voit les minarets des mosquées côtoyer les bulbes des églises orthodoxes et les mémoriaux aux héros du socialisme qui se dressent vers le ciel où s’élève au loin le mont Vitosha, autre proéminence qui rappelle que la ville est aussi toute proche des forêts et, l’hiver, de vastes étendues de poudreuse.
Si Albert Londres au début du XXe n’avait vu en elle qu’une bourgade tranquille, Sofia gagne aujourd’hui à être découverte. Elle charmera les curieux qui sauront s’éloigner des grandes avenues solennelles construites sous Jivkov pour les défilés militaires, et se perdre dans ses ruelles sympathiques au gré des pavés inégaux, avant de s’asseoir dans un des nombreux parcs touffus qui jalonnent la capitale comme autant d’espaces de respiration.
Sofia l’hétéroclite

Pour planter le décor, commençons sur la place Serdica (du nom latin de Sofia) située dans l’hypercentre de la ville à la jonction du boulevard Knyaginya Maria Luiza et Todor Alexandrov. En se penchant sur ce carrefour urbain où se croisent en contrebas les deux lignes principales de métro qui desservent la ville, on peut voir se télescoper différents épisodes de l’histoire de Sofia. Des ruines de l’ancienne ville romaine, avec ses bains, ses rues pavées et sa basilique chrétienne (excavées dans les années 90 au moment de la construction du métro) s’étalent entre l’accès à la station et les boutiques de souvenirs tandis qu’au niveau du boulevard, une étonnante statue de Sofia surplombe la place à huit mètres de hauteur, se substituant à celle de Lénine démontée en 2001. Vêtue d’une tunique très décolletée et flanquée d’attributs païens, la couronne de laurier et la chouette, cette Sofia évoque plus Sofia Lauren ou une chanteuse de Chalga (turbo folk locale) que la martyre des premières heures du christianisme…
Si les Sofiotes sont très réservés à l’égard de ce drôle d’avatar féminin censé symboliser leur ville aujourd’hui, une impression de patchwork insolite se dégage de ce carrefour hypercentral. Hissée sur sa colonne, la statue de bronze semble faire un clin d’œil en direction de la maison du Parti Communiste située à un jet de pierre, imposante bâtisse stalinienne dévêtue de son étoile rouge qui abrite aujourd’hui l’Assemblée nationale, comme pour rappeler que les temps ont changé depuis la dissolution du parti en 1990.
Sofia la pieuse

On peut déambuler à Sofia comme un pèlerin, au gré de ses églises. Petites, grandes, humbles ou majestueuses, elles sont tellement nombreuses et imbriquées dans le tissu urbain du centre-ville que vous aurez tôt fait de pousser leurs portes pour vous plonger dans l’odeur d’encens. Dans le patchwork hétéroclite de Serdica vous remarquerez sans doute une minuscule église, comme prise en tenaille entre les deux axes du carrefour : il s’agit de Sveta Petka Samardjiiska. Un nom bien long pour un si petit édifice, elle a été construite sous le joug ottoman et à l’époque, pas question pour une église de dépasser les mosquées en hauteur !
À l’opposé, l’opulente cathédrale Alexandre Nevski en impose avec son dôme doré qui culmine à 50 mètres de hauteur. Il ne s’agit pourtant pas d’une église bulgare à proprement parler mais d’une église russe, dédiée aux soldats tombés pendant la guerre de libération contre les Turcs. Luxueuse et bâtie dans le style néobyzantin, elle ne manquera pas d’émerveiller le visiteur avec ses lustres et ses dorures. Sous la nef arrondie, ils éclairent la débauche de marbre, d’albâtre et de bois précieux du mobilier et l’immense iconostase réalisée par des peintres russes de renom.
Si le charme hiératique des icônes orthodoxes vous intéresse, rendez-vous au niveau inférieur de la cathédrale qui abrite des pièces du XIIe au XIXe siècle. Dans cette crypte calme et immaculée, on trouve toutes les saintes figures du christianisme oriental, Saint-Nicolas, Saint Georges et Saint Dimitri, les deux saints guerriers toujours représentés en armure, ainsi que Jésus, jeune et brun, trônant en majesté, loin des images doloristes de la passion auquel l’associe traditionnellement l’Occident chrétien. À la boutique du musée comme dans toutes les églises de Bulgarie on peut se procurer pour quelques Leva l’une de ces effigies protectrices (Saint-Georges pour éloigner le mal, Saint-Nicolas pour les guérisons).
Si Alexandre Nevski est un passage obligé pour les visiteurs, les Sofiotes lui préfèrent la sobre Sainte Sophie (Sveta Sofia) qui a donné son nom à la ville au XIIIe siècle. Austère, cet édifice de briques rouge sombre est le vrai trésor des locaux ainsi qu’un sanctuaire religieux actif. Sombre, presque sépulcrale, l’église dont les fondations remontent au VIe siècle est représentative des premiers édifices chrétiens construits sous Justinien, le grand roi bâtisseur de l’Hagia Sofia de l’actuelle Istanbul. Il faut descendre à la crypte pour voir les tombes des premiers croyants et les subtils motifs géométriques et floraux des mosaïques réalisées à une époque où l’art chrétien se lisait en symboles.
Outre leur témoignage spirituel et sacré, les églises à Sofia font partie de la vie de tous les jours. La jolie église Sveti Sedmochislenitsi est située sur une place arborée où il fait bon acheter quelques fruits frais à l’un des nombreux étals et s’asseoir auprès des familles et des jeunes Sofiotes qui parlent très volontiers anglais.
Sofia la rouge

C’est indéniable, Sofia porte la marque de l’héritage communiste, que ce soit dans les blocs d’habitation qui se dressent un peu partout dans la ville ou dans l’architecture monumentale, symbole de l’utopie socialiste qui jalonne la capitale comme autant de mégalithes futuristes. Si vous empruntez l’avenue Vistosha, l’équivalent des Champs Élysées sofiotes, vous déboucherez sur un parc dont les allées tracées au cordeau mènent à l’imposant Palais national de la culture (NDK). Éloignée de toutes autres constructions, la bâtisse octogonale dégage une sensation de puissance indéniable et évoque plus le QG d’une armée interstellaire qu’une salle polyvalente. Il faut dire qu’elle contient autant d’acier que la Tour Eiffel ! Si vous venez pour y voir un film ou une exposition, vous pourrez admirer les incroyables mosaïques modernes qui tapissent l’intérieur.
Plus confidentiel et intime, The Red Flat offre une autre vision de l’époque de Gorbatchev et Reagan. Aménagé par le jeune Valeri Gyurov, architecte, fondateur de l’association + 359 et des visites Free Sofia Tour, cet appartement donne à voir l’environnement quotidien d’une famille bulgare au temps de la Perestroïka. Canapé, table basse, garde-robe, tout est là, à sa place, et on s’attendrait à voir Monsieur Petrov passer la porte après une journée de travail. Un audioguide apporte des informations complètes sur les objets et meubles de l’appartement tandis que le poste de télévision diffuse des programmes d’époque.

Si les armes ne vous font pas peur, ne manquez pas de faire un tour au Musée militaire national. Là sur un vaste terrain herbeux, 250 machines de guerre blindées se déploient comme autant de sculptures massives. Outre les chars Skoda des années 1930 et la Trabant 601, équivalent socialiste de la Ford américaine produit en Allemagne de l’Est, on trouve les chars de type T34, T55 et T72 et les missiles SS23 que l’Otan avait demandé à la Bulgarie de démanteler avant son entrée dans l’alliance. Ah, fantaisie militaire!
Toujours dans le registre monumental, le Musée d’art socialiste vaut le détour (attention, il n’est pas facile à trouver). Dans un grand parc, les statues massives des patriarches barbus du socialisme, de Lénine à Staline en passant par Engels, y trônent en majesté aux côtés des leaders bulgares, Georgi Dimitrov et Todor Zhivkov, de soldats de l’armée rouge et de vaillants travailleurs. Au milieu de la pierre sombre des sculptures, vous verrez se dresser une grande étoile rouge, c’est celle de l’ancienne Maison du Parti mise à bas en 1991 à la chute du régime.
Enfin, depuis Sofia, il est possible de rejoindre un haut lieu de pèlerinage brutaliste, le monument Buzludzha, ancienne salle de congrès du Parti Communiste Bulgare construit en 1981, au milieu de la chaîne du mont Balkan. L’excursion vaut le détour pour sentir la démesure de ce bâtiment hors norme, véritable soucoupe volante prête à s’envoler vers les cimes d’un monde nouveau. L’ascension des escaliers prend dix bonnes minutes et met au défi le corps et l’esprit. Il faut garder les yeux rivés sur l’immense étoile rouge (trois fois plus grande que celle du Kremlin) qui rehausse la tour. Arrivé au sommet, on est accueilli par des graffitis qui invitent à oublier le passé et on distingue les immenses mosaïques qui recouvrent les murs à travers les grillages fermés. Pour se rendre à Buzludzha, c’est un peu l’aventure et le périple n’est pas envisageable sans voiture. Nous vous conseillons de vous laisser guider par des spécialistes de l’urbex comme Buzludzha Tour qui organisent des excursions privées à la journée au départ de Sofia dans d’autres sites abandonnés, bâtiment, usine ou village entier. Un voyage aux limites de la science-fiction! Compter 160 euros par véhicule.
Arty Sofia

Depuis le début des années 2000, la scène culturelle sofiote se dynamise. Grâce à de jeunes artistes et commissaires de retour dans la capitale, souvent après des études à l’étranger, des lieux insolites sortent de terre insufflés d’une nouvelle énergie et Sofia prend tranquillement sa place sur la carte de la création mondiale. Initié par l’auteur et curateur Victoria Draganova, Swimming Pool est devenu un des nouveaux hubs de la capitale pour l’art contemporain. Situé au dernier étage d’un immeuble des années 30 construit par son aïeule et restitué à sa famille après la chute du régime socialiste, ce lieu d’exposition possède, comme son nom l’indique, une piscine sur le toit. Plutôt original dans cette ville aux hivers rigoureux. Vous pourrez découvrir les travaux de jeunes artistes, réalisés pour la plupart in situ, à la mesure du lieu, qui a conservé l’agencement originel des pièces et le vieux parquet à chevrons. Les soirs de printemps et d’été, rendez-vous au bord de la piscine. On en profite comme d’une grande terrasse, avec un verre à la main et une belle vue sur la ville.
Les amateurs de photographie trouveront leur bonheur à la Galerie Synthesis. Reliée au magasin pro PhotoSynthesis par un café fréquenté par une foule sympathique, ce lieu est 100 % dédié au 8e art. Dirigée par Nadezhda Pavlova et Nikola Mihov, deux photographes-commissaires passionnés, la galerie expose des talents étrangers (Martin Paar, Thomas Sauvin) et locaux. Citons ici Mariyan Atanasov qui décompose les blocs d’habitation socialiste de Sofia pour les transformer en Tetris géant, ou encore Tihomir Stoyanov et son «Imaginary Archive», une collection de photos anonymes chinées au gré des marchés qui retrace la vie quotidienne des Bulgares à l’heure de la photo argentique.
Soucre: Le Figaro